Cher ami,

J’ai reçu avec joie, et lu avidement votre lettre du 27 mars. Que de questions elle soulève, dont nous pourrons quelque jour, je l’espère, causer ensemble, longuement, pour que de notre effort il sorte quelque chose pour la gloire de Dieu.

[…] Que voulez-vous, – par tout mon être j’ai foi en la Vie, – non pas seulement en la vie surnaturelle qui couronne toute existence individuelle et consommera tout devenir universel, – mais en la vie terrestre aussi, base de l’autre, dont nous sommes d’humbles anneaux, et qui se poursuit à travers nous. Je crois que, dans le Monde de la vie terrestre, il se fait quelque chose de grand, de voulu par Dieu, d’attendu de Dieu, qui doit servir à bâtir la Jérusalem nouvelle, et qui se fait à travers les misères et les guerres. Évidemment, dans le détail des luttes et des efforts humains, nous voyons l’adoration des idoles, la profusion des mensonges. Mais tout cela ne peut-il servir au bien, à faire avancer la Cause sainte ? […] La guerre, en soi, est un mal, comme une maladie. Les grands groupes sociaux constituent une matière supérieure où la conscience ne pénètre que lentement et dont les déterminismes nous asservissent et nous oppriment… Leur « animation », leur moralisation, est une grande œuvre, qui ne se peut poursuivre qu’au milieu des chocs formidables et douloureux par où sont broyés une foule de pauvres individus. Ce n’est pas pour rien que N.S. a voulu que sa Croix dominât la Terre. – La guerre actuelle m’apparaît comme un de ces chocs par où s’ordonne peu à peu (vous souriez peut-être, mais, je vous le répète, j’ai la « foi »… peut-être bien aveugle), par où progresse l’Univers naturel, suivant les plans divins. Et j’aime à penser que je suis un atome employé à cela par le Créateur. – En vertu des mêmes conceptions, j’ajouterais volontiers un élément à votre système d’unification des vies du savant et du chrétien. Si je ne m’abuse, vous êtes surtout frappé du travail d’élaboration qui se poursuit dans l’âme individuelle, dans les facultés du savant. « Le chrétien, dites-vous, cultivera avec dévotion et amour, la science pour se faire, sa vie durant, une image plus vraie et plus grande de Dieu, et, en même temps, pour aiguiser, en soi, une intelligence plus pénétrante, plus capable, de Dieu – quand viendra l’heure désirée  de la Contemplation face à face. – Par la Science, le chrétien se développe et s’exerce pour le ciel, à l’occasion et au moyen de la Terre. » Pensez-vous qu’il ne fasse pas autre chose encore, c’est-à-dire qu’il ne travaille pas aussi, à faire se réaliser, se développer, le Monde… C’est vague, ce que je vous dis là ; – c’est impossible à démontrer ; – c’est un postulat… Mais, invinciblement, j’y reviens, car j’en ai besoin pour alimenter mon action humaine, (et le P. Teilhard a ajouté au-dessus : pour me convaincre, quand je cherche, que cela en vaut la peine.) Je crois que nous faisons plus que contempler et nous nourrir par la contemplation. Par chaque bribe de connaissance nouvelle, nous édifions, je crois, hors de nous, quelque chose, ce fameux quelque chose, qui est le Terme propre du Devenir humain et cosmique naturel dans son ensemble, – et qui est peut-être une nuance nouvelle d’âmes, attendue par Dieu pour la fin des temps, – … à moins que ce ne soit seulement la survivance et l’entretien de la tige humaine elle-même, destinée à disparaître totalement, mais qui doit porter encore longtemps des fruits pour la vie éternelle, et qui ne peut durer que par le mouvement, l’effort, la tension de ses éléments constitutifs ? […] 

Bien vôtre.
P. Teilhard

 

*Jean Boussac (1885-1916) fut, bien que plus jeune que Teilhard, son professeur de géologie à l’Institut catholique de Paris en 1912-13. Ils participèrent à plusieurs expéditions géologiques avant la guerre, puis eût avec lui,  de janvier à août 1916, date de la mort de son ami à Verdun, une « correspondance d’idées » (Genèse d’une pensée – p. 130). Teilhard fut profondément affecté par sa disparition. Quand il l’apprend, il écrit à sa cousine : « Avec Boussac, c’est un des piliers de mon « avenir » qui disparaît. […] ne faudrait-il pas mieux abandonner à son espèce de suicide ce monde absurde qui détruit ses meilleures productions,… » (Genèse d’une pensée, p. 157)

Cette lettre est extraite de l’ouvrage : Lettres de guerre inédites – Pierre Teilhard de Chardin et Jean Boussac– Editions O.E.I.L. 1986, p. 55. Teilhard a également intégré ces lignes dans son journal, avec quelques omissions et variantes,   – Journal (26 août 1915 – 4 janvier 1919), Fayard, 1971, p. 69.

Cet extrait est proposé par Bob Bowman.